Bégué's blog

Le nouveau Lucrèce est arrivé

À propos de Lucrèce: archéologie d'un classique européen de Pierre Vesperini.

Ce nouveau «Lucrèce» est un livre nécessaire, mais une (petite) bourde dans la conclusion jette un doute sur la méthode de travail de l’auteur.

De Lucrèce on croyait tout savoir, et on ne savait rien. On le prenait pour un philosophe, c’était un artiste. On le croyait épicurien, il est avant tout romain (c'est-à-dire qu’il entretient avec les écoles et les cultes une distance désabusée). On le voyait zélateur, prosélyte, prophète même de la «doctrine» épicurienne (si tant est qu’elle existe), mais le philosophe qu’il met en scène pour la défendre est un cynique, tendance clown, dont certaines thèses sont aux antipodes de l’orthodoxie (question du plaisir comme souverain bien, notamment).

Le livre est divisé en deux parties: pendant et après; pendant: la Rome de Lucrèce, Memmius, le poème; après: postérité de Lucrèce au Moyen Âge puis à l’époque moderne. (Il est précédé d’un prologue sur Athènes, moins convaincant que le reste, et qui a semble-t-il pour objet de nous expliquer qu’Épicure n’était pas gentil parce qu’il insultait ses détracteurs…)

Mais la suite est formidable. On apprend beaucoup, surtout quand, comme moi, on ne sait rien -- mais on peut supposer qu’il reste des choses à découvrir aux experts: Jean Salem, par exemple, professeur à la Sorbonne et auteur de plus de trente livres sur l’histoire des idées, pose, dans «Les atomistes de l’antiquité», et sans y répondre, la question: «qui était ce Memmius?» (p. 191) Eh bien, de Memmius, dans le Lucrèce de Vesperini, on saura tout ou presque, sur lui, ses ancêtres illustres, ses contemporains, ses rivaux, son exil, son commerce avec Cicéron, etc. (Salem étant décédé cette année, c’est trop tard pour lui, mais pas pour nous!)

L’analyse de l’œuvre majeure de Lucrèce (et la seule qui nous soit parvenue) est précise, détaillée et exigeante. La première thèse de Vesperini est que le «De Rerum Natura» est avant tout, voire exclusivement, une œuvre d’art, et non pas (surtout pas!) un traité philosophique, que Lucrèce est un artiste, et qu’il y a autant de logique à vouloir extraire de ce poème des éléments de doctrine, qu’à reconstituer la théologie de l’église catholique à partir d’une analyse du plafond de la chapelle Sixtine. L’auteur rappelle souvent que dans l’Antiquité on ne distingue pas le fond de la forme, que c’est une préoccupation toute moderne de s’intéresser davantage au contenu qu’à la langue, et qu’on doit avoir plus de respect pour les lecteurs du Moyen Âge, qui faisaient l’effort de découvrir et d’appréhender l’œuvre comme un tout, que pour les pédants modernes fascinés par un «atomisme du pauvre» et des «lieux communs sur la mort».

La démonstration est passionnante et passionnée, mais elle n’est pas, je crois, définitive. L’art veut toujours dire quelque chose, sinon à quoi bon l’art? Les Misérables ont un sujet, et une ambition, tout comme (sans attendre les auteurs «politiques» du XIXe siècle), les œuvres d'auteurs «légers» comme Boccace, etc. L’art nous parle du monde, nous propose une vision du monde. Que Lucrèce soit un «poète» (c'est-à-dire, au contraire de l’inspiré maudit qui peuple notre imaginaire, un artisan, un «professionnel»), qu’il ait choisi de parler d’épicurisme par opportunité, mode ou coquetterie, qu’il cherche à plaire et non pas à convaincre, tout cela ne fait pas qu’il ne dit rien. Et puis, Lucrèce n’avait peut-être pas pour but de diffuser les thèses principales de l’épicurisme, mais c’est pourtant bien ce qui s’est passé. Il n’est pas illégitime de chercher à savoir pourquoi.

Ce qui nous amène à la deuxième partie: la postérité de Lucrèce. Le livre de Vesperini est d’abord une réfutation de «The Swerve» de Stephen Greenblatt, énorme succès populaire dans le monde anglo-saxon, qui raconte comment, selon lui, la «redécouverte» de Lucrèce à l’aube de la Renaissance a permis l’éclosion de la modernité. The Swerve, qui a valu à son auteur le prix Pulitzer (et que j’ai lu), est un genre de niaiserie, plein de bons sentiments et d’auto-justification, qui ne repose sur rien, se contredit souvent, et oppose artificiellement, et souvent à contretemps, le Moyen Âge et la Renaissance. Comme le rappelle avec force détails Vesperini, le Moyen Âge n’ignorait pas les Anciens (et il ne serait venu à l’idée de personne de reprocher aux penseurs nés avant le Christ d’avoir méconnu son enseignement!) L’objet de la scolastique était de réconcilier le contenu des Écritures et les propositions d’Aristote (le «divin docteur»). Si les écrits de l’Antiquité nous sont parvenus, c’est parce que des scribes, au Moyen Âge, ont patiemment usé leurs ans à les recopier. Bien loin d’être «censuré», Lucrèce, et tous les écrits qui nous restent de l’ère pré-chrétienne, a été préservé, sauvé dans les monastères! Vesperini remarque à plusieurs reprises que nombre de textes, qui avaient survécu jusqu’à la Renaissance, ont été perdus en partie ou en totalité par les humanistes qui en égaraient les manuscrits (ce qui explique d’ailleurs les réticences des moines à s’en séparer).

La deuxième thèse de Vesperini est que la légende de Lucrèce est très récente: née dans la deuxième partie du XIXe siècle, elle est inventée par Victor Hugo (who else?), qui, dans son William Shakespeare, liste les grands hommes, les génies, les flambeaux (et bien sûr, pour qu’un flambeau éclaire il faut que la nuit soit tout autour).

Tout ceci serait à vérifier mais emporte globalement l’adhésion, tout comme la première partie de la conclusion qui invite à se méfier des mythes. Quelqu’un comme Greenblatt ne semble pas se douter qu’en faisant de Lucrèce un saint laïc, un phare découpant l’histoire des idées de part en part et résistant à travers les siècles aux attaques des démons malfaisants de l’obscurantisme superstitieux, il cède lui-même à la superstition la plus naïve, la plus humide aussi. Victor Hugo était un esprit profondément religieux, mystique; Greenblatt, qui n’a pas le même talent, se croit rationnel. Il y a de quoi rire.

Venons-en à la bourde. La deuxième partie de la conclusion entend défendre la «culture dialectique» que nous aurions perdue de vue. Et c’est vrai que dans beaucoup de domaines, les partisans d’une thèse tiennent les thèses adverses comme insupportables: non seulement contraires à la vérité ou au bon sens, mais à la morale, et dont le simple énoncé dépasse les limites de l’acceptable, et doit être combattu «pour le salut du monde».

Mais Vesperini donne pour exemple «exemplaire» de cette culture dialectique disparue, le réquisitoire du «chancelier» Séguier contre le «Système de la nature» de d’Holbach.

On mentionne une première fois le chancelier Séguier au chapitre 14, alors que, protecteur de l’académie française nouvellement établie, il reçoit en son hôtel la reine Christine de Suède (l’amie de Descartes), en mars 1658.

Puis, au chapitre suivant, apparaît ce «chancelier» Séguier, «ennemi des philosophes» et auteur d’une réfutation de d’Holbach parue en 1770, qu’on retrouvera dans la conclusion. Sans être spécialiste de la période, on peut se demander comment une même personne (toujours présentée comme «le» chancelier Séguier) pouvait recevoir la reine de Suède à Paris en 1658 et écrire encore contre les «philosophes» en 1770. Quelle santé! Il s’agit peut-être d’un autre chancelier?

Non; le Séguier de 1658, Pierre, né en 1588, est bien «le» chancelier Séguier; mais celui de 1770, Antoine-Louis, n’est pas chancelier, loin de là. C’est un très lointain cousin du précédent (pas un descendant), avocat général au Parlement de Paris, élu à l’académie en 1757 «à cause du nom qu’il portait», comme on peut le lire encore aujourd’hui sur le site web de l’institution.

On me dira: la belle affaire! Qu’est-ce que cela fait que Séguier 2 soit ou non chancelier?

Eh bien, ceci: d’abord, en prenant le jeune pour le vieux, on fait rejaillir un peu de la gloire et de l’autorité du premier sur le second. C’était bien l’intention d’Antoine-Louis d’entretenir cette ambiguïté, mais c’est notre devoir de ne pas tomber dans le piège.

Ensuite, présenter la réfutation de d’Holbach par Séguier comme un «modèle exemplaire» de dialectique est, au mieux, imprudent; ses contemporains n’étaient pas du même avis (et si on doit replacer Lucrèce dans le contexte de son époque, c'est bien le moins d'en faire autant pour les auteurs du XVIIIe siècle). Séguier était un «ultra» avant la lettre, membre du parti religieux et adversaire acharné des philosophes. Ce texte, que Vesperini admire pour son équilibre et son équité, valut à son auteur – fait rarissime – d’être mis en quarantaine de l’académie. (Indirectement: les outrances du réquisitoire furent blâmées dans un discours de réception d’un nouvel académicien, discours que Séguier dénonça auprès du (vrai) chancelier Maupeou, pour qu’il en interdise la publication; c’est suite à cette dénonciation que l’académie mit Séguier en quarantaine.)

Enfin, ce genre d’erreur montre surtout qu’on travaille trop vite. Bien sûr, dans un livre de cette ampleur et de cette ambition – 2000 ans d’histoire des idées, plus de 1000 notes, plus de 2500 mentions bibliographiques (!!) en français, anglais, allemand, italien, latin et grec (re-!!) – les erreurs sont inévitables, et celle-ci est minuscule. D’autant que la source de l’auteur, une édition de d’Holbach par Josiane Boulad-Ayoub publiée en 1991 par le même éditeur (Fayard…), mentionne elle aussi benoîtement le «chancelier» Séguier comme auteur du réquisitoire. Mais il faut vérifier ses sources. On a relevé cette erreur sans effort et comme en pensant à autre chose: qui sait combien d’autres une étude attentive ferait apparaître?

Il n’en reste pas moins que c’est un livre magnifique, fascinant, extraordinairement documenté, écrit dans une langue moderne, accessible (bien loin du jargon contemporain des thèses d’université).

S’il ne clôt pas le débat, il y contribue d’une façon brillante. Il le rend possible.


Mise à jour: contacté, Pierre Vesperini signale que dans la nouvelle édition de son livre, l'auteur du réquisitoire est bien titré "avocat général" au lieu de "chancelier". Si le réquisitoire continue d'être présenté comme "exemplaire", c'est une question de point de vue, et non plus une erreur: dont acte!

2018-04-25